Le regard baissé, je n'avais pas besoin de lever les yeux pour deviner qui venait de se placer à mes côtés. Sa présence m’était tellement familière que je n'avais même pas pris la peine de vérifier. Rhett. “ Tu le connaissais ? ” demandais-je de mon ton monocorde habituel. Pas la peine de m'encombrer des politesses habituelles avec lui. Elles n'avaient jamais été d'usage avec Rhett, pas même lors de notre rencontre, lors de l'enterrement de son frère. C'était une des choses que j'aimais avec lui. Ne pas avoir à tenir une conversation, inutile la plupart du temps ; parler seulement lorsque cela était nécessaire. “ Un lointain cousin. De la famille éloignée. Et toi ? ” Je savais pertinemment qu'il mentait. Qu'il ne connaissait pas le jeune homme, immobile dans son cercueil, les yeux clos. Qu'il était ici pour la même raison que moi ; pour profiter de l'ambiance morbide de l'enterrement d'un inconnu. Pour exulter devant les visages défaits, devant les joues noyées de larmes, devant les yeux rouges. Car une de mes plus grandes sources de bonheur, c'était d’assister au malheur des autres. “ Un ami d'enfance. ” Je ne connaissais pas plus le jeune homme en question que lui, mais ça, il le savait. C'était notre jeu. Inventer des histoires aux disparus, créer nos relations avec eux. Miser sur la cause de leur décès. “ Pauvre garçon. Il était si jeune. ” “ Tragique accident. ” dit-il, une pointe d'ironie dans la voix. Je relevais lentement les yeux vers le visage du jeune homme. Ses traits étaient déformés par un léger sourire. Une mimique si infime, si rare sur son visage, mais qui pourtant suffisait à éclairer son regard. Autour de nous, la famille et les amis de la victime se tenaient dans les bras, échangeaient des paroles lasses, bercées par le chagrin. Je ne pus m'empêcher de retenir un sourire. L'état du jeune homme allongé face à la foule me rappela fortement un autre jeune homme. Du même âge, tout aussi séduisant malgré la balafre qui lui déchirait le visage. Leroy Eisenhower. Le frère de Rhett, qui se tenait à mes côté. Celui que j'avais tué lors d'une mission. Celui qui m'avait permis de rencontrer Rhett, et qui lui avait permis de rentrer dans la Division. Il ne le savait pas bien sûr, que c'était moi. Que j'avais tué son frère. Je lui dirais un jour. Mais pas maintenant.

Le contact de sa main me fit sursauter. Je détestais que l'on me touche, et encore moins par surprise. Je dégageai ma main comme si les doigts de Rhett m'avaient brûlé la peau ; mais son regard protecteur me fit changer d'avis. Lentement, je fis glisser ma paume dans la sienne, j'enroulai mes doigts aux sien. Chaque parcelle de ma main brûlait, me poussait à l'enlacer, en demandait toujours plus. Mais je me contentai de presser l’étreinte de nos doigts. Nous ne pouvions pas. Nous n'avions pas le droit. Nous n'avions pas le droit, mais pourtant, rien que l'idée de laisser partir sa main était insoutenable. J'aurais voulu la garder dans la mienne pour toujours, ne plus jamais la relâcher. Mais ça nous était impossible. “ Rhett ... ” Ca me faisait mal de le repousser ainsi. Chaque cellule de mon corps se battait pour garder le contact. “ Rhett, on ... ” “ Chut. ” lâcha-il. Je lui lançai un bref regard. Les yeux planté sur l'horizon, il avait l'air grave, perdu dans ses pensées. J'adoptai la même posture. Des secondes, des minutes, des heures. Je n'avais aucune idée de combien de temps nous restâmes ainsi. L'enterrement avait pris fin, les proches étaient partis. Devant nous, sur la tombe fraichement refermée, gisait des dizaines de bouquets de fleurs. Son nom sortit tout seul. “ Rhett, tu sais qu'on ne peut pas. Tu sais qu’on n’a pas le droit. ” Il le savait. Il le savait aussi bien que moi, mais pourtant, ni l'un ni l'autre n'arrivait à prendre ses distances. “ Chut ! ” répéta-t-il. Obsédé l'un par l'autre -car obsédé était le mot- nous n'arrivions pas oublier. Nous n'avions jamais rien fait qui enfreignait les lois de la Division ; du moins pas encore. Mais cela nous brûlais à petit feu, nous rongeait, à l'intérieur. J'étais à lui, et il était à moi. Mais rester ensemble n'était pas une option. “ Rentrons ... ” déclarai-je si bas qu'il avait dû avoir du mal à l'entendre. Sans lâcher ma main, il m'entraina vers la sortie du parc, d'un pas las, trainant. Aucun de nous ne voulais quitter l'autre. Et aucun ne le fera. Pas ce soir.